Rencontres Economiques d’Aix-en-Provence 2024 : Thierry Derez participe à la table ronde « Une gouvernance économique mondiale est-elle encore possible ? »

Bonjour. Merci d'être venu pour le taux directeur, c'est exceptionnel. Donc, notre thème : taux directeur, choisir entre croissance et inflation. Les termes de ce débat peuvent sembler un peu abscons, ils sont pourtant essentiels dans leurs conséquences concrètes. L'inflation, c'est le coût de la vie quotidienne. Elle a presque éclipsé le reste dans la campagne française, ça sera la seule référence politique. La croissance, c'est l'emploi, l'activité.

Pour éclairer les arcanes des banques centrales et de leur prise de décision, interviendra d'abord Bertrand Jaquillat. En tant que membre du CERC des économistes et qu'expert de la finance, il jouera un rôle de coordonnateur et situera le contexte du débat, même s'il rappellera que la question n'est pas vraiment nouvelle.

Nous aurons pour en parler trois intervenants. Vanessa Holz est directrice générale de Bank of America Securities Europe. Elle a derrière elle plus de 25 ans d'expérience sur les marchés financiers dans différentes grandes banques. Ces années, elle les a essentiellement passées à Londres, dont elle est revenue à la suite du Brexit lorsque sa banque a décidé d'installer à Paris son nouveau siège de trading pour l'Europe. Cela la met au cœur du sujet.

Philippe Mills est depuis 2013 directeur général de la SFIL, la banque publique de développement au service des collectivités locales, des hôpitaux publics et des grands exportateurs. Lui aussi connaît le système financier par cœur, ça tombe bien. Ancien patron de l'Agence France Trésor, chargé de placer la dette française sur les marchés, il avait coutume avant de changer de casquette de se présenter comme le VRP de la banque française. Ça, je l'ai lu dans les Échos.

Karamo Kaba est gouverneur de la Banque centrale de Guinée depuis 2021. L'économie monétaire, il l'étudie depuis sa thèse soutenue d'ailleurs avec un éminent membre du Cercle, Christian de Boissieu. Les économistes discutent beaucoup de l'étendue des pouvoirs de la BCE qui traite de l'inflation, arme monétaire à la main, quand la FED, elle, dispose de davantage de leviers et d'une gamme qui ne concerne pas seulement les prix mais l'emploi. Peut-être saura-t-on donc dans quel camp se range la Banque de Guinée ?

Mais en attendant, nous allons commencer notre panel avec Bertrand. Bonjour à tout le monde. Je vais donc faire l'exposé un peu préliminaire au débat des trois intervenants qui sont à ma gauche et je le ferai en, j'ose pas dire le nombre de points parce qu'il y en a toujours un de plus ou un de moins, mais en à peu près cinq points.

Le premier point, c'est : est-ce qu'on pourrait dire "Philips est mort, vive Philips" ? Ceux qui ont fait des études en économie savent qui est Monsieur Philips. C'était celui qui avait inventé cette idée selon laquelle il y avait un trade-off, il y avait un choix à faire pour un banquier central dans le cadre de sa politique monétaire. Il y avait un choix à faire entre l'inflation et le chômage. Si on ne voulait pas beaucoup de chômage, on devait accepter un taux d'inflation élevé. Si on ne voulait pas beaucoup d'inflation, on devait accepter un taux de chômage fort. Donc, c'est pour ça que la banque centrale américaine, notamment, a deux objectifs. L'un, c'est la stabilité monétaire et financière comme la Banque centrale européenne, mais en plus, la Federal Reserve a pour objectif la croissance économique aussi. Et je viendrai dans le cadre de mon dernier point, et Monsieur Mills en parlera abondamment, d'aucuns veulent ajouter aux objectifs que je viens de citer des banques centrales, des objectifs environnementaux. Donc, le premier point, c'est : inflation et croissance, est-ce que ce couple a disparu ? Est-ce qu'on peut avoir l'un sans avoir l'autre ? Ce sera un thème de réflexion.

Le deuxième thème de réflexion, c'est : est-ce que la nature de l'inflation a changé ? Alors, avec la mondialisation et la spécialisation industrielle des pays, il s'avère que cela a beaucoup contribué à comprimer les inflations souterraines. On a beaucoup accusé le Federal Reserve Board, la Réserve Fédérale Américaine, de ne pas s'occuper de l'inflation des prix des biens et services, puisque l'économie mondiale la prenait en compte et comprimait son inflation, et de ne se préoccuper que du prix des actifs financiers avec une tendance à favoriser la bourse dès que des craintes naissaient dans l'opinion publique. Donc, c'est le deuxième point : la nature de l'inflation. Est-ce que la démondialisation va remettre au goût du jour ou remettre le projecteur sur l'inflation des biens et services ? Est-ce que ceci va transformer, va changer la politique monétaire des banques centrales ?

Le troisième point que je voulais aborder, je serai très court parce que j'ai déjà dépensé sans doute mon temps de parole, c'est l'incidence de la technologie sur les taux directeurs. L'incidence de la technologie sur les taux directeurs, c'est quelque chose qui peut paraître très abscons et très lointain, mais vous connaissez sans doute de nom un économiste américain qui est professeur à Harvard, qui s'appelle Ken Rogoff, et qui avait écrit un livre qui avait fait fureur il y a une dizaine d'années, qui s'appelait "This Time is Different". C'était un livre qui vilipendait les gens qui pensaient que les malheurs qui étaient arrivés aux économies dans le passé ne pouvaient pas se reproduire et donc les temps avaient changé. Il montrait que les temps n'avaient pas changé, c'est toujours la même ritournelle : il y a toujours des spéculateurs, il y a toujours des crises. Mais ce Rogoff en question vient de mettre au point une base de données sur les taux d'intérêt et les taux d'inflation dans les pays occidentaux qui remontent à 1361. Nous avons donc aujourd'hui plus de 500 ans, 600 ans de données sur les taux d'intérêt et les taux d'inflation. Il ressort de l'analyse de cette base de données que les taux d'intérêt à long terme réels ont baissé de 1,37 % par siècle ou de 0,02 points de base par an. Autrement dit, la tendance est à la baisse des taux d'intérêts et c'est la technologie qui le permet. On pourrait donner d'autres exemples là-dessus.

Le quatrième point que je voulais aborder, parce qu'il sera abordé par les intervenants, c'est donc ce problème de multi-objectifs des banques centrales. Est-ce qu'on peut ajouter, comme Madame Lagarde l'a fait dans de ses récents discours, des objectifs environnementaux à la politique monétaire des banques centrales ?

Et le dernier point que je voudrais aborder, c'est juste mentionner le rapport entre le thème du jour de cette session et le thème de l'ensemble des rencontres économiques. Relier les deux mondes.

Vanessa Hotlz : je voudrais revenir un petit peu sur le contexte de l'inflation et surtout les causes de l'inflation qu'on a eue récemment, surtout que ce sont des causes différentes dans des pays différents. Mais ce qui est en commun sur ces causes, c'est qu'il y a eu le COVID. Donc, il y a eu la pandémie, c'était une première vague d'inflation, c'était complètement imprévu, planétaire. Ça a eu un impact important sur le quotidien des consommateurs et aussi sur le comportement des consommateurs. Donc, on a vu une baisse de la production, évidemment un choc de l'approvisionnement et des supply chains. Par exemple, on a vu le coût du fret multiplié par 5, ce qui était inédit. Et ce dont vous parliez aussi, Bertrand, qui est important, c'est aussi qu'on a vu une rotation de la consommation, c'est-à-dire qu'on s'est plutôt poussé sur la consommation de biens de production, de biens durables, plutôt que des biens de consommation, ce qui n'est pas le cas actuellement.

Ce qui a été très important aux États-Unis, c'est qu'il y a eu un stimulus fiscal qui a accéléré la demande. Donc, c'est pour ça qu'aux États-Unis, on a plus vu un choc de la demande, tandis qu'en Europe, on a plus vu un choc de l'offre. Évidemment, quand il y a un choc de la demande, c'est-à-dire qu'il y a eu beaucoup d'épargne puisque les États-Unis ont accumulé en 2021 plus de 2 trillions de dollars d'épargne et il en reste d'ailleurs aujourd'hui presque 500 milliards. De son côté, l'Europe aussi a accumulé de l'épargne, donc il y a de la demande, il y a de la liquidité puisqu'elle a accumulé plus d'un trillion d'euros d'épargne. Il y a une vague qui a fait une dispersion entre l'Europe et les États-Unis. L'Ukraine, la guerre en Ukraine avec la Russie, c'est une inflation due à l'énergie, donc un choc énergétique où on a vu le prix du pétrole aller jusqu'à 120 dollars et on a vu le prix du gaz multiplié par 2. Il y a énormément de dépendance de l'Europe par rapport à l'énergie et c'est ce qui a fait qu'il y a deux raisons et deux causes différentes sur l'inflation qui a eu lieu aux États-Unis et en Europe. L'inflation aux États-Unis a été jusqu'à 9 %, l'inflation en Europe a vu un pic à 10 %. L'Europe a vu donc un double effet : l'effet du choc de l'énergie et l'effet du goulet d'étranglement de l'offre, tandis que les États-Unis ont vu un choc de goulet d'étranglement mais surtout une relance budgétaire qui a relancé la demande.

Alors, vous parliez des banques centrales. Quelle a été la réaction des banques centrales ? Il n'y a pas eu une réponse uniforme en tout cas en termes de timing. C'est-à-dire qu'on a d'abord vu la banque centrale, la Réserve Fédérale, la banque d'Angleterre et la BCE augmenter les taux, mais ils n'ont augmenté les taux qu'en 2022. En fait, les banques centrales voulaient voir si cette inflation était transitoire et elles ont attendu un peu plus longtemps que d'autres banques centrales, surtout des pays émergents, qui avaient déjà commencé à remonter les taux en 2021. D'une manière un peu rétrospective, effectivement, les banques centrales des pays émergents ont commencé la baisse des taux avant évidemment la Banque Centrale Européenne et la Réserve Fédérale. Donc, il y a eu un effet tardif qui a pu avoir un impact sur l'ampleur, la magnitude et surtout la résilience de cette inflation.

Le rôle des banques centrales, on l'a dit, quel est le levier pour les banques centrales ? Ce sont les taux d'intérêt. On a vu des taux d'intérêt beaucoup plus hauts depuis des décennies. Les taux d'intérêt, on a vu que sur la Réserve fédérale, ça s'élevait à 5,25, sur l'euro c'était 4 et sur l'Angleterre 5,5. Ce sont des taux qu'on n'avait pas vus depuis la dernière crise financière mondiale de 2008. Donc, ce rôle des banques centrales a été important, c'est l'arme ultime. Mais ce qu'on voit, c'est que le marché a sous-estimé l'ampleur de l'inflation. D'ailleurs, juste pour un contexte, en 2024, au début de l'année, les banques centrales et surtout la Réserve fédérale, le marché avait prépositionné une baisse de 170 points de base des taux, c'est-à-dire 7 baisses différentes au début de l'année. Finalement, on va avoir deux voire une seule baisse des taux d'ici à la fin de l'année, certainement en décembre après les élections.

Vous parliez de divergence des banques. Évidemment, la Banque Centrale Européenne a baissé ses taux de 25 points de base en juin, mais on ne voit pas non plus une baisse des taux très accélérée. Pourquoi les banques centrales ajustent-elles de façon différente ? Parce que, comme je l'expliquais au début, ce sont des chocs différents. Le coût de l'énergie a baissé, la Banque centrale européenne a pu baisser ses taux. Donc, en fait, est-ce que ça a eu l'effet escompté ? Oui, puisque l'inflation baisse. L'inflation est quand même plus importante que le but escompté puisqu'elle est à 3,3 % aux États-Unis et elle est plutôt à 2,5 % en Europe. Mais est-ce que ça a eu un impact sur la croissance ? On voit en fait que les pays et globalement la croissance est assez résiliente, puisque la croissance au niveau global est à 3,3 %. Donc, ça veut dire que tout ce qui est le marché du travail, des investissements, de la consommation est assez important. On voit d'ailleurs que la consommation aux États-Unis s'est accrue de 10 % par rapport à des niveaux pré-pandémiques et on voit cette rotation dont je parlais sur la consommation sur les services qui a énormément augmenté au détriment de la consommation sur les biens durables.

Voilà un peu le contexte de l'inflation. L'épargne est évidemment extrêmement importante, elle continue d'être extrêmement haute. Et sur la croissance, c'est aussi très important de voir plusieurs points. J'ai parlé d'une croissance qui est assez importante, donc une certaine résilience, mais ça dépend évidemment des secteurs, ça dépend des géographies. On a vu par exemple que sur le niveau de l'emploi, il y a eu un emploi beaucoup plus flexible avec une rotation plus importante aux États-Unis, moins en Europe. Et sur les secteurs, évidemment, on a vu, dû au taux d'intérêt, la montée des taux d'intérêt, effectivement des secteurs comme l'immobilier ou l'immobilier commercial qui ont eu un impact extrêmement important avec beaucoup plus de travail à domicile et beaucoup moins de location de secteurs commerciaux. Ceci étant dit, sur le secteur de l'immobilier des personnes, il n'y a pas eu un impact très important.

Les banques américaines ont mal réagi à cette hausse des taux d'intérêt pour une raison assez simple : les prêts à la consommation aux États-Unis, et surtout les prêts immobiliers, sont à 85 % à taux fixe. Quand on a fait des prêts à des taux bas, on n'a évidemment aucun intérêt à sortir de ces prêts pour réemprunter autrement. Aux États-Unis, il n'y a pas de portabilité des prêts, c'est-à-dire que si vous remboursez un prêt pour prendre une autre maison, vous ne pouvez pas bénéficier des mêmes taux d'intérêt, ce qui n'est pas le cas en Europe. En Europe, en général, ce sont des prêts à taux variable. Je sais qu'en France, ce n'est pas le cas, mais dans la plupart des pays européens, ça se fait. Donc, voilà un peu le contexte, voilà l'impact sur la croissance. Je pense qu'on parlera de l'équilibre un peu plus tard.

Philippe Mills, c'est à vous. Merci beaucoup. D'abord, je voudrais dire à tout le monde ici présent combien je suis ravi d'être là et de voir qu'il y a beaucoup de monde à cette table ronde. C'est un sujet effectivement très important. Alors, moi, je suis entouré d'experts très forts dans ces domaines. J'ai ma voisine qui est une dirigeante d'une grande banque d'investissement internationale et mon voisin qui est gouverneur de banque centrale. Donc, moi, qu'est-ce que je fais là en fait ? Eh bien, je vais vous parler comme un praticien du marché des taux, parce que les taux, c'est ma matière première. Je dirige une banque spécialisée qui se finance exclusivement sur le marché obligataire, et donc la manière dont les taux évoluent, influencés par les taux directeurs, interfère avec mon métier.

Vanessa vous a décrit très brillamment tout ce qui s'est passé depuis le COVID jusqu'à maintenant. Moi, je voudrais prendre une optique un peu plus de moyen terme. À mon sens, il y a deux questions par rapport à la première remarque qu'a faite Bertrand sur la courbe de Philips qui a disparu et réapparu. La première question est : dans quel régime d'inflation allons-nous nous trouver dans les prochaines années ? Avant le COVID, il y avait peu d'inflation. L'inflation moyenne en France dans les 10 années qui ont précédé le COVID était de moins de 1 %, et en zone euro, autour de 1 %. Depuis le COVID, on est plutôt entre 4 à 6 % d'inflation moyenne, avec un pic à 10 %. Maintenant, on revient vers la cible des 2 %. Les derniers chiffres en France sont de 2,1 % en glissement annuel et de 2,5 % en zone euro. Est-ce qu'on va revenir durablement vers 2 % ou moins ? Je ne le crois pas.

Au-delà des effets habituels de politique de demande et de stimulation de la demande, il existe plusieurs raisons du côté de l'offre de production qui n'incitent pas à croire qu'on reviendra à un régime d'inflation comme avant le COVID. La première raison est la déglobalisation : de nombreuses entreprises préfèrent assurer la sécurité de leur chaîne d'approvisionnement plutôt que l'efficacité économique maximale. La deuxième raison est qu'il y a un certain nombre de grandes entreprises avec un pouvoir de marché exceptionnel, capables de fixer les prix. La troisième raison est démographique : la plupart des grands pays ont aujourd'hui une population active qui va stagner ou diminuer. Dans la disparition de l'inflation, il y avait aussi l'arrivée sur le marché du travail mondial des centaines de millions de travailleurs, notamment chinois. Maintenant, l'arrivée a eu lieu et dans le futur, ce n'est pas forcément cette projection qui sera la bonne. Enfin, la dette publique et privée élevée n'est pas favorable à un régime d'inflation bas. La décarbonation de l'économie est également un facteur. Madame Lagarde, présidente de la BCE, a dit que la fragmentation géopolitique et la transition climatique sont des chocs d'offre négatifs. Donc il est probable qu'on aura plus d'inflation.

Si on se tourne du côté de la croissance, toujours avec cette optique de moyen terme, les trois facteurs sont le capital, le travail et la productivité globale des facteurs. Le capital sera remplacé pour tenir compte des émissions de gaz à effet de serre. Le travail est lié à l'évolution démographique. La productivité globale des facteurs dépendra de l'innovation technologique, notamment l'intelligence artificielle. Il y a un risque non négligeable d'avoir plus d'inflation et de ne pas avoir beaucoup plus de croissance que ces derniers temps.

Très bien, Monsieur Kaba, votre point de vue ? Quand Monsieur Mills parlait de déglobalisation, j'ai vu dans vos écrits que vous vous inquiétiez des conséquences des conflits actuels sur les circuits d'approvisionnement en énergie. C'était un thème récurrent. Mais d'abord, votre point sur notre sujet principal.

Merci, bonjour à tous et merci beaucoup pour l'invitation aux Rencontres Économiques d'Aix-en-Provence. Avant de répondre à votre question, permettez-moi de vous raconter une anecdote. Souvent, à Paris, je me balade du côté de Boulevard Rochechouart, vers Barbès. Régulièrement, je rencontre un monsieur qui me pose toujours la même question : "Est-ce que tu aimes Bouteflika ?" La première fois, j'ai dit oui et je me suis fait engueuler. Quelques semaines après, je rencontre le même monsieur, la même question, je réponds le contraire et pareil, je me fais engueuler. Quelques semaines après, je rencontre encore le même monsieur, je dis "je ne sais pas" et pareil, je me fais engueuler. Tout ça pour dire que lorsqu'on est décideur public, quoi que vous fassiez, on va vous engueuler. Il faut assumer.

Pour répondre à votre question, il faut tout faire pour qu'il y ait de la croissance. Lorsque les banques centrales ont commencé à remonter les taux d'intérêt il y a deux ans, tout le monde pensait qu'il y aurait une récession mondiale, mais cette récession n'a pas eu lieu. Pourquoi ? Parce que des États ont mis en place des stimulus budgétaires pour compenser l'augmentation des taux d'intérêt. Selon la Banque des Règlements Internationaux, le crédit au secteur non financier est passé de 152 % du PIB en 2018 à 159 % en 2023, puis a reflué à 157 %. Ce reflux est dû aux relâchements budgétaires mis en place par des États comme la France, les États-Unis et le Japon, ce qui a permis de compenser l'impact des resserrements monétaires et explique l'écart de croissance entre la zone euro et les États-Unis.

Donc, tout à l'heure, Madame Vanessa expliquait que, au niveau de la consommation des ménages par rapport au quatrième trimestre 2019, aux États-Unis, on est à +10 %, tandis que dans la zone euro, on est aux alentours de -16 %. Cela explique pourquoi, selon le FMI, cette année, il y aura un output gap positif aux États-Unis de +0,4 %, alors que dans la zone euro, on sera à -0,5 %. C'est aussi pour cela que la Banque Centrale Européenne a baissé son taux de refinancement de 25 points de base le 6 juin dernier, pour la première fois depuis le début de la pandémie.

En Guinée, nous n'avons pas échappé à cette tendance. Nous avons constaté une hausse des coûts d'emprunt, avec un spread qui est passé de 190 points de base avant 2019 à 600 points de base après février 2022, pour redescendre récemment à 300 points de base. Les conditions de crédit se sont durcies, et la demande de crédit de la part des entreprises a baissé, tandis que les banquiers accordaient de moins en moins de crédits. C'est pourquoi, au niveau de la Banque centrale de Guinée, nous avons accompagné la stimulation budgétaire de l'État pour soutenir la croissance.

Comme le disait Michel Rocard, la croissance ne se décrète pas. Les autorités en Guinée se sont donc focalisées sur des réformes structurelles, notamment sur la production locale. L'inflation est un point crucial à ne pas négliger, car elle peut provoquer des réactions populaires, comme on l'a vu avec les gilets jaunes en France, le printemps arabe, ou les récentes émeutes au Kenya dues à l'augmentation de la TVA.

Nous avons connu une inflation importée très importante, en partie à cause des subventions massives à la demande dans les pays développés, qui ont conduit à une hausse des prix. La guerre entre les États-Unis et la Chine a également eu un impact, avec des augmentations de taxes sur les véhicules électriques chinois et une hausse des coûts des containers. Aux États-Unis, les loyers fictifs représentent 30 % du CPI, et avec une hausse de 7 % sur un an, cela assure déjà 2,1 points d'inflation pour les prochains mois.

Comme le disait Monsieur Philippe, je ne vois pas l'inflation refluer en dessous des cibles des banques centrales. Nous resterons à des niveaux élevés, même si c'est un reflux par rapport à avant.

Je pense que nous avons tous constaté que l'inflation ne va pas rentrer dans le tube. Quelle conclusion en tirer ?

il faut trouver le niveau d'équilibre et il semble que le niveau d'équilibre ne sera pas du tout au niveau pré-COVID. On le voit donc, il va effectivement falloir regarder les déficits. Quand on voit le niveau des déficits aux États-Unis qui sont à peu près à 6 %, ce qui est énorme, de la croissance pareil en Europe, c'est aux alentours de 4 %, en ayant des taux quand même assez élevés. Le service de la dette, c'est-à-dire la proportion à rembourser la dette, va être quelque chose d'absolument fondamental si on garde les risques et les taux d'intérêt élevés. Je ne vois pas les taux d'intérêt baisser à des niveaux, ni l'inflation d'ailleurs, baisser à des niveaux pré-COVID. Donc je pense que sur ce point-là, on est tout à fait d'accord. Ce qui va être fondamental évidemment, c'est les politiques budgétaires de toutes les économies et surtout d'essayer de réduire ces déficits. Vous avez parlé de la dette par rapport au produit intérieur brut. Si on regarde la dette sur différentes zones, par exemple aux États-Unis, qui est bien au-delà de 120 %, elle était à 65 % il y a des dizaines d'années. Sauf qu'il y avait des taux très importants qui ont baissé, donc le coût de remboursement de la dette sur des taux bas est relativement bas. Si on a ces dettes qui ont augmenté de plus du double aux États-Unis et pareil en Europe, il faut dire que la France aussi a un déficit important. Je pense qu'on le sait très bien, ça veut dire que le service de la dette, la capacité à rembourser, va être extrêmement difficile à mettre en place. Donc c'est tous ces facteurs que les banques centrales doivent prendre en compte. On dit que théoriquement le mandat de la Banque Centrale est la stabilité des prix, celle de la Réserve Fédérale c'est aussi l'emploi et la croissance. Je pense qu'effectivement les banques centrales vont devoir s'allier avec les politiques pour aller certainement au-delà, en tout cas favoriser la croissance. Et ça fait partie aussi de la transition climatique et de tout ce qui est digital et innovation technologique.

Alors, si je continue mon point de vue de praticien à moyen terme, c'est la dernière question que Bertrand a posée. Moi, j'ai été très frappé quand la BCE a redéfini sa stratégie de politique monétaire il y a 3 ans et qu'elle a dit qu'il fallait que la cible d'inflation qu'elle devait viser à moyen terme était de 2 % et avec symétrie autour des 2 %. En même temps, vous vous en souvenez peut-être, elle a sorti aussi un communiqué sur la manière dont elle avait pris en compte tous les effets de ces politiques sur la transition climatique et que notamment elle allait demander aux banques de faire, et la SFIL est concernée, on est supervisé, fait partie des banques supervisées par la BCE, d'analyser tout leur bilan en fonction de ce risque, de réfléchir si elle changeait sa politique d'achat de titres avec une préférence ou non pour les titres verts et ainsi de suite.

Moi, en la matière, ma question est assez simple. Vanessa vient de dire à juste titre que les dettes publiques et les déficits dans l'OCDE sont à des niveaux élevés, donc il y aura un moment où il faudra très probablement les faire baisser. Par ailleurs, il existe des priorités et d'autres priorités que la transition climatique. Il y en a deux qui me paraissent évidentes encore une fois au niveau des pays de l'OCDE : il y a l'éducation et la manière dont on investit dans l'éducation et dans la qualité de formation des futures générations, et puis la défense, puisque ce monde de fragmentation géopolitique est un monde qui est définitivement devenu plus dangereux qu'auparavant. Je n'ai pas besoin de vous préciser cet élément. Donc il y aura d'autres priorités aussi en matière de déficit et de dépenses publiques que la seule priorité pour soutenir l'évolution de la transition climatique.

Alors, la transition climatique, il y a des excellents rapports qui l'ont définie, notamment le dernier en date étant celui de Jean Pisani et de Selma Mafous, qui est le premier rapport en français qui décrit vraiment le cheminement macroéconomique des 10 prochaines années pour respecter la trajectoire de décarbonation. Eh bien, cette trajectoire de décarbonation se traduit encore une fois au début par un choc d'offre négatif, donc par moins de croissance, et d'autre part par un mur d'investissement très important à la fois d'un point de vue public et d'un point de vue privé. Donc il faut que ceux qui veulent investir en la matière puissent le faire dans des conditions qui leur permettent d'investir. Et donc je pense qu'il faut que de ce point de vue, alors ça n'est pas directement lié au débat que nous avons, mais ça l'est indirectement, il faut que les taux longs réels auxquels ils font face soient des taux longs réels gérables par eux. Et pour ça, je pense que, et là je laisse les banquiers centraux décider de la manière de le faire, mais je pense que les taux directeurs ont une influence sur ces évolutions, même si elle n'est pas loin de là la seule influence en la matière. Et je pense donc qu'il est important qu'ils en tiennent compte dans l'évolution de cette trajectoire.

D'un point de vue européen, il y a une autre dimension qui a fait l'objet d'un rapport récent, celui de Christian Noyer, qui est qu'aujourd'hui, sauf erreur de ma part, la zone euro est une zone qui est structurellement excédentaire en épargne. Nous avons de l'argent à placer, mais aujourd'hui cet argent va plus, je vais être caricatural, pour acheter des bons du Trésor américain que pour financer des investissements, notamment dans la transition climatique, dans tous les pays européens. Donc il faut effectivement prendre les mesures à la fois réglementaires et politiques pour diriger cette épargne plus vers la transition climatique, qui je pense est l'objectif de politique publique numéro 1. En tout cas, chez SFIL, on est convaincus puisque notre raison d'être, c'est financer un avenir durable.

Bien, à mon tour. Moi, je ne vois pas les taux d'intérêt, en tout cas aux États-Unis et dans la zone euro, baisser fortement au cours des prochains mois. Pourquoi ? Parce que la baisse des taux qu'il y a eu en juin 2016 par la BCE, il faut lire le commentaire de Madame Lagarde, elle a dit que ce serait data dépendante. Or, lorsqu'on regarde l'inflation, effectivement, on est passé de près de 11 % à 2,6 % en mai. Mais lorsqu'on regarde dans le détail, on voit que l'inflation des services accélère à nouveau, on voit que l'inflation core accélère à nouveau, on est à près de 3 %, et ça c'est dû au fait que les salaires, en tout cas les salaires négociés, ont fortement augmenté, on est à près de 4,1 % sur un an. C'est également dû au fait que, au niveau du marché de l'emploi, on est au plus bas des 25 dernières années, et c'est vrai aussi pour la France. Donc pour que les banques centrales évoluent dans leur manière d'appréhender les taux d'intérêt au cours des prochains mois, il faut qu'on ait une dégradation au niveau de l'emploi, et c'est la même chose au niveau des États-Unis. Donc aujourd'hui, lorsque vous regardez la Fed, tout à l'heure je vous l'ai dit, elle a un impact de croissance positif de plus 0,4 %, elle n'a aucun intérêt à baisser les taux d'intérêt.

Donc il faut que le marché de l'emploi montre des signaux de détérioration avant que la Fed ne commence à baisser le taux d'intérêt. On commence déjà à le voir, on voit qu'au niveau des ventes au détail, on a eu des chiffres qui sont plutôt mauvais. On a vu des surprises économiques qui sont plutôt mauvaises au niveau des États-Unis parce que l'immobilier est en train de ralentir fortement. Donc les prix pour l'instant restent encore élevés, on est à près de 7 % sur le cash Shiller, mais quand on regarde le stock des logements, on voit qu'il n'arrête pas d'augmenter. Donc ça veut dire que les ménages ont déjà intégré une baisse des prix à venir au niveau des prix de l'immobilier. Donc c'est pour ça que les ménages, on s'attend à ce qu'ils consomment moins au cours des prochaines années. D'ailleurs, ça s'est même traduit au cours du premier trimestre puisque le PIB a été révisé à la baisse. On était à 1,8 % en rythme annualisé, on est passé à 5 %, et quand vous regardez l'essentiel de la baisse, c'est la consommation. Donc tant qu'on n'a pas une dégradation plus forte sur l'emploi et la consommation, très honnêtement, je ne vois pas comment les banques centrales vont se mettre à baisser les taux d'intérêt de façon aussi rapide qu'on le voudrait.

Bien, merci beaucoup. Comme il nous reste un peu de temps, si vous avez des questions...

Que pensez-vous dans notre système économique de l'intégration des cryptomonnaies comme le Bitcoin, dont la quantité est plafonnée à 21 millions, pour contrer l'inflation ?

Alors, on avait dit les questions faciles ! Je pense que monsieur n'a pas retenu. Alors, au niveau des cryptomonnaies, très honnêtement, en tout cas pour la Guinée, ça n'a pas d'impact. Et pour moi, les cryptomonnaies, c'est plutôt... je les vois comme des actions, voyez comme des equity. Donc je ne vois pas tellement d'impact. Je ne sais pas si vous avez une position par rapport à ça, mais pour moi, l'impact est presque nul.

Est-ce que vous pourriez préciser ou décomposer l'épargne dont vous parlez entre épargne financière, épargne privée, ménage, institution ?

Alors, l'épargne dont on parle, c'est de l'épargne financière, et c'est essentiellement en Europe, c'est les ménages qui détiennent cette épargne. Et comme l'a dit Vanessa, parlant je crois des États-Unis, mais en Europe également, le niveau du taux d'épargne aujourd'hui en Europe est plus élevé de plusieurs points de ce qu'il était avant la crise du COVID. Je crois que le dernier chiffre qui est sorti dans Eurostat, à vérifier, c'est un peu plus de 15 % de taux d'épargne des ménages européens. L'Europe, la zone euro, ce sont des pays riches et ce sont des pays vieillissants. Ce sont des pays vieillissants avec un système de retraite publique important, et donc on constate en fait qu'il y a une épargne importante même aux âges avancés de la vie. Et donc on a un stock d'épargne qui est très élevé. Après, vous avez certains pays de la zone euro qui sont des pays en excédent commercial, en excédent de la balance des paiements, et donc qui ont en plus de cette épargne des ménages, de l'épargne qui peut être éventuellement dans d'autres domaines, pour leur entreprise, voire il y a des pays en excédent budgétaire. Donc il peut y avoir de l'épargne publique. Donc il existe un stock d'épargne global au niveau de la zone euro qui, là encore à vérifier, mais sauf erreur de ma part, avant la crise du COVID, devait être compris à peu près régulièrement entre deux à trois points de PIB, et qui aujourd'hui est revenu presque à ce niveau-là. Donc c'est très significatif. Et la difficulté, ce n'est pas donc une absence d'épargne, c'est la manière dont elle est investie. Et c'est la manière dont aujourd'hui cette épargne, du fait notamment qu'il n'existe pas dans la zone euro de marchés de capitaux unifiés, notamment d'un point de vue des règles juridiques associant les différents marchés nationaux, cette épargne est dérivée dans d'autres pays développés. Et ce n'est pas forcément la meilleure manière pour elle d'être investie quand il y a énormément d'investissements à faire dans la zone économique considérée.

Je rajouterais juste quelque chose. Vous l'avez dit, Philippe, effectivement, le taux d'épargne pré-COVID était de 13 %. Je pense que c'est plus de 19 % maintenant. Donc c'est extrêmement important. On a besoin de voir cette épargne se transformer en consommation, mais surtout ce qu'on a besoin de mettre en œuvre, c'est des produits qui sont adaptés pour financer la transition climatique, et surtout des produits, comme vous l'avez dit précédemment, d'épargne qui restent en Europe, puisque la plupart de cette épargne va en dehors de l'Europe. D'où effectivement le Capital Market Union, dont l'Europe, la France, l'Allemagne et évidemment d'autres pays européens sont très focalisés dessus, parce que c'est absolument fondamental que cette épargne, qui est énorme, puisse évidemment contribuer à l'investissement, à la croissance et à l'évolution en Europe, qui pour l'instant bénéficie à d'autres pays. Donc ce taux d'épargne est extrêmement important. L'incertitude a fait en sorte qu'il y ait beaucoup d'épargne, l'incertitude dans la COVID, mais l'incertitude effectivement des crises successives qu'on a subies. Et il faut que cette épargne se transforme, et c'est le seul moyen. Il y a assez d'argent, il y a assez d'épargne pour financer la transition écologique. Il suffit juste d'avoir les moyens, les outils, les sources et les projets qui puissent faire en sorte qu'on alloue cette épargne aux bons projets de transition écologique.

Oui, je voudrais rebondir. Je suis entièrement d'accord avec Vanessa. Dans ce domaine de la transition climatique, et à mon niveau, de directeur général d'une banque publique française, mais j'ai des collègues européens de même statut, de même nature, qui sont également dans le même constat, sur la transition climatique, le sujet, ce n'est pas la pénurie de financement. L'épargne telle qu'elle est gérée à la fois en Europe et telle qu'elle est gérée plus globalement au niveau du monde, il y a un intérêt de plus en plus grand, de plus en plus massif, de plus en plus rapide pour s'investir dans ce type de projet. Donc le sujet que l'on a, que j'ai dans la banque que j'ai l'honneur de présider, et dans les banques qui sont nos amis, nos collègues européens, ce n'est pas une pénurie de financement, c'est une pénurie de projets. Et dans la pénurie de projets, il y a évidemment, je pense aussi, tout ce qui concerne différents types d'incertitudes, et notamment effectivement les effets d'incertitude sur l'inflation. Mais retenez ça, il n'y a pas de pénurie de financement en la matière, il y a une pénurie de projets.

Donc très rapidement, je rejoins parfaitement ce qu'a dit Philippe. Donc je vais plutôt parler de l'excès d'épargne qui est là et qui a été abondé avec la crise. Si vous voulez, lorsque vous regardez l'épargne d'un pays, c'est l'épargne des particuliers plus l'épargne des États. Et l'épargne des particuliers, c'est quoi ? C'est le revenu moins la consommation moins les impôts. Et l'épargne de l'État, c'est les impôts moins les dépenses gouvernementales. Et ce qu'on a vu durant la crise de la COVID, c'est que les revenus ont considérablement augmenté. Si vous regardez par exemple des serveurs au McDo à New York, ils gagnaient plus en restant à la maison qu'en travaillant. Et donc lorsqu'on a commencé à ouvrir les économies, pour faire travailler les gens, il fallait leur offrir des salaires plus importants. Donc les salaires ont beaucoup augmenté et en même temps, la consommation n'a pas suivi. Donc cet excès d'épargne est là et ne demande qu'à être consommé et à être placé.

Oui, je voudrais simplement conclure cette table ronde avec deux réflexions. Et ces deux réflexions sont liées à ce que j'ai pu entendre ce matin dans les deux premières tables rondes dans l'amphi. La première, c'est sur les taux d'intérêt et leur évolution et les taux d'inflation. Il y avait une deuxième table ronde ce matin qui s'appelait "Pour avoir la paix, il faut préparer la guerre" et avec Florence Parly, avec un général brillant, le général de Saint-Quentin, où il s'avérait que si l'on voulait, et je rejoins ce que disait monsieur Mills, si on voulait à la fois avoir le budget pour la transition climatique, et s'ajoute à cela, il l'a mentionné très légèrement en disant "vous voyez ce que je veux dire", mais c'est très important, dans la table ronde de ce matin, l'effort militaire et industriel qu'il fallait faire pour suivre la situation géopolitique qui affronte l'Europe était très important. Donc ce n'est pas ça qui va faire baisser l'inflation ni les taux d'intérêt, c'est certain.

La deuxième réflexion, c'était celle que j'ai entendue à cette table ronde, à savoir qu'il y avait beaucoup d'épargne en Europe, mais que cette épargne s'investissait ailleurs qu'en Europe. Et là, c'est le rapport avec la première table ronde avec Enrico Letta, le précédent président du Conseil italien, qui vient de rendre un rapport sur les freins à la compétitivité de l'Europe et qui disait que l'urgence numéro 1 pour atteindre tous les objectifs que s'est donnée l'Europe, c'est d'avoir un marché unifié des capitaux pour que cette épargne, qui est effectivement excédentaire, reste en Europe.

Bonjour à toutes et à tous, merci d'être avec nous dans cette nouvelle table ronde. Une gouvernance économique mondiale est-elle encore possible ? Nous allons essayer de répondre à cette question. Sommes-nous en train de vivre un renouveau, une redistribution de la gouvernance économique mondiale ? D'ailleurs, est-ce qu'une gouvernance mondiale est encore possible alors que les grandes organisations comme le FMI, la Banque mondiale, et l'OMC sont devenues le théâtre de rivalités entre nations irréconciliables, entre celles qui réclament plus qu'un strapontin et les plus puissantes, un peu moins enclines à partager le pouvoir économique ?

Nous allons essayer de répondre à cette question avec nos intervenants :

Thierry Derez, bonjour, merci d'être avec nous. Vous êtes le directeur général de Covéa, un géant de l'assurance mutualiste.
Éric Fourel, bonjour, vous êtes le président de EY France .
Lars-Hendrik Roller, merci beaucoup d'être avec nous. Vous êtes économiste, fondateur et président du Dialogue Mondial de Berlin, un forum international qui rassemble des acteurs de la politique et de l'économie.
Ngaire Wood, merci d'être avec nous. Vous êtes professeur de gouvernance économique à l'Université d'Oxford.
Docteur Chu, chercheur principal à l'Académie chinoise des sciences sociales, également directeur adjoint du Centre de recherche sur les finances internationales.
Ma première question, je vais la poser à Lars-Hendrik Roller. Je l'ai dit, il existe déjà des instances de gouvernance économique mondiale comme la Banque mondiale, le FMI, et le G20. Ces instances sont-elles adaptées aux urgences de notre époque, à l'urgence d'aujourd'hui ?

Lars-Hendrik Roller : en fait, l'ordre international est mis au défi. C'est ce qu'on discutait au G20 depuis très longtemps. Les règles, l'ordre basé sur les règles, les institutions multilatérales, le libre-échange, tout ça, c'est du passé. Le monde va dans une nouvelle direction. Il est nécessaire de réfléchir à savoir pourquoi c'est le cas. Une des raisons, c'est que les règles et réglementations internationales ne livrent pas ce qui est attendu par les gens. C'est vrai en Occident et c'est vrai également pour ce qu'on appelle le Sud global. La mondialisation a suscité et généré des inégalités. Cela a été combiné avec des programmes sociaux de répartition, etc. On n'a pas fait du bon boulot là-dessus. Mais pour les pays en développement, si on regarde des pays comme la Chine, nombre de personnes sont sorties de la pauvreté. La mondialisation a également contribué à aider nombre de ces pays en ce qui concerne leur développement économique. Cela n'a pas réglé tous les problèmes. Si on pense au climat et aux objectifs de développement, il reste beaucoup à faire. Mais ce que le reste du monde n'aime pas et avec lequel il n'est pas content, c'est la représentation et les doubles standards de l'Occident. Cela ne plaît pas. Alors je pense qu'il y a un problème.

L'autre question, c'est que les technologies ont évolué. La technologie, ce que les économistes appellent l'économie des superstars, fait que certains pays, comme les États-Unis par exemple, attirent à eux tout l'argent. Évidemment, des politiques de plus en plus sévères sont mises en place. De nombreux pays en Europe, par exemple, ont des politiques industrielles où le gouvernement s'implique dans le jeu, ce qui implique des politiques plus nationalistes. Cela rend les choses très difficiles. Ces développements, les politiques économiques, la technologie et la justice, le fait que les choses soient justes, mettent au défi l'ordre international. Qu'est-ce qu'on peut faire ? Comment aller de l'avant ? Si vous parlez de la mondialisation, si on se concentre sur la partie gouvernance, on pense évidemment à l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC), qui a un gros problème. Regardez les Nations Unies, les organisations spéciales comme le FMI et la Banque mondiale. Elles sont mises au défi, confrontées à d'énormes défis. Le problème que l'on rencontre dans le monde, c'est qu'on a besoin de la coopération internationale sur le climat, sur les objectifs environnementaux, etc., les SDG du développement durable par exemple. Les choses qu'on discute au G20, c'est d'essayer de réformer ces institutions multilatérales. Alors, sauver les gouvernements qui sont produits par l'Ouest, Bretton Woods par exemple, les accords de Bretton Woods, ça a été émis par nous et pas avec le reste du monde. Donc, de prendre les choses sérieusement et d'essayer de réformer les organisations existantes comme la Banque mondiale avec Ajay Banga, par exemple, le nouveau président qui essaie de réformer la Banque mondiale. Certains disent bonne chance parce qu'il y a deux problèmes clés là-dessus.

Le premier, c'est la finance. Lorsque l'on veut avoir plus d'impact sur ces problèmes, ces questions des objectifs de développement durable, il faut plus de financement, et plus de financement privé. Beaucoup de discussions portent sur comment on peut utiliser l'argent public pour attirer le privé. En fait, tout ça amène au fait que l'Ouest doit payer plus. On a parlé d'une taxation des riches par exemple. L'Allemagne vient de boucler ses discussions budgétaires il y a une heure, et donc on a un déficit en Allemagne, mais c'est très difficile. En France, la situation fiscale n'est pas facile non plus, mais on a besoin de plus d'argent pour les organisations mondiales. Est-ce qu'on en a la volonté ?

Le deuxième problème, c'est la gouvernance. Si vous voulez réformer, il faut donner aux autres plus de droits, leur laisser de la place. Les États-Unis ont un pouvoir de veto dans ces institutions et ils demandent plus de droits. Les Chinois demandent plus de droits et je n'ai pas vu de politique d'un pays, même des pays démocratiques, qui a choisi d'accepter de lâcher du pouvoir sans avoir quelque chose en retour. Ma question est : est-ce qu'on veut donner plus de pouvoir aux pays en développement ? Qu'est-ce qu'ils font pour y arriver ? À l'OMC par exemple, la grande question est : est-ce que la Chine est toujours un pays en développement ou non ? Je pense que le fait de réformer la gouvernance actuelle va être difficile. Ce qui serait pire, c'est que d'autres institutions émergent. Il y a des discussions en Afrique pour la création d'une nouvelle banque pour le financement, une banque d'infrastructure qui est à Shanghai et que l'on essaie de bloquer, mais elle est là, cette banque chinoise. La BRICS Plus par exemple émerge, les BRI, et donc je pense qu'on est à un point critique, un seuil critique. Il y a une transformation de la mondialisation, peut-être une déglobalisation. Pour moi, c'est une transformation de la mondialisation et la gouvernance dont on a besoin. Peut-être soit la réforme de nouveau du système existant, ce qui est ma préférence, mais cela impliquerait des choix très durs de la part des politiques et des gens qui votent pour ces politiciens, ou une nouvelle gouvernance adviendra qui sera beaucoup plus fragmentée, pas aussi bonne que ce que l'on a actuellement.

Merci infiniment. Je vais passer la parole à Ngair Wood. J'évoquais l'opposition entre nations. Lars-Hendrik Roller a également parlé du nationalisme qui est dangereux. Est-ce qu'il faut parler de nationalisme quand on parle de gouvernance économique ? Est-ce que la montée des nationalismes est synonyme de chaos forcément ?

Merci et merci de m'avoir invitée. Nous avons vu une augmentation du nationalisme économique partout dans le monde, pas seulement de la perspective de Donald Trump. Nous l'avons vu dans les discours du président Macron il n'y a pas très longtemps, dans les discours de Jake Sullivan et du président Biden. On l'a entendu par exemple chez les leaders chinois. De plus en plus, on considère le protectionnisme, les barrières tarifaires et la disparition des règles de coopération avec lesquelles nous avons tous et toutes grandi. Nous devons comprendre, je crois, pourquoi cela est si puissant sur le plan politique. Parce qu'ici, aux Rencontres Économiques, nombre d'entre nous parlent du besoin de coopération et du besoin de réforme, et je suis d'accord avec Lars-Hendrik. Mais à mon avis, d'abord, nous devons nous demander quels sont les défis que les politiciens essaient de relever avec les tarifs, avec le protectionnisme et avec le nationalisme économique.
J'aimerais m'attarder sur les trois défis qu'ils essayent de relever. Le premier est d'ordre politique : c'est l'emploi, les revenus, et moins de travail précaire, principalement pour les jeunes générations. Les tarifs sont le premier choix pour les politiques de dire "je vais vous protéger, je vais appliquer des tarifs, des barrières tarifaires". Mais ce que l'on sait toutes et tous, c'est que les tarifs ne sont pas très efficaces économiquement lorsqu'il s'agit de créer des emplois. Ils sont efficaces sur le plan politique jusqu'à ce que la vérité apparaisse et que les emplois ne sont pas créés. Donc, la première idée que je mettrai sur la table ici, c'est qu'il ne faut pas casser les règles d'échange avec les tarifs. Si on regarde l'histoire, si on regarde ce que Franklin Roosevelt a fait dans les années 30, c'était de retourner aux unions, aux syndicats, aux droits des travailleurs, de voir comment on peut protéger les travailleurs d'une autre façon. Aux États-Unis, cela a vraiment réduit le recours aux tarifs ou le besoin de recours aux tarifs. Mais encore plus important, cela a créé une conduite pour les travailleurs d'évoluer par le biais des syndicats et de s'intéresser à la politique. Ce qui est vrai, je crois, en Europe et au Royaume-Uni où j'habite, c'est que les partis des travailleurs, les mouvements des travailleurs ont été complètement repris par la classe professionnelle et personne ne représente plus la classe ouvrière. Il y a une prise en main et les gens ne sont plus représentés correctement, et c'est ce qui conduit au fait que l'on n'a plus confiance. Donc, il ne faut pas casser le système de libre-échange pour régler le problème, mais il faut vraiment réfléchir aux autres mesures qui nous sont offertes pour régler le problème.

Il y a aussi la rivalité géopolitique avec la Chine et les États-Unis, mais il y a beaucoup d'autres pays qui s'élèvent dans cette rivalité. Quel est l'argument que l'on porte à une administration Trump quand on leur dit pourquoi ils devraient coopérer ? L'argument est qu'ils ne peuvent gagner dans une rivalité géopolitique qu'avec des alliances stables et de confiance. Ces alliances ne couvriront qu'un petit nombre de pays parce que le reste ne veut pas être allié. Les autres pays veulent se joindre à l'alliance lorsque cela correspond à leurs intérêts. Il y a une nouvelle impulsion de non-alignés dans le monde émergent, et c'est la raison pour laquelle même les nationalistes économiques auront besoin des institutions internationales dont Lars-Hendrik Roller a fait mention. Mais ce ne sont pas seulement celles que préconisent les Européens. Ces institutions doivent inclure la AIB, dont le siège est à Pékin, la banque indépendante de Shanghai, les arrangements qui se développent dans les pays émergents et qu'ils créent pour eux-mêmes. Ces blocs vont amener à une nouvelle coopération et une façon d'amener les réformes dont Lars-Hendrik Roller parlait.

Le dernier point que je voulais mentionner, c'est que la troisième chose à laquelle les nationalistes économiques répondent, c'est la compétition pour dominer les industries de technologie à haute valeur ajoutée. Ils utilisent les politiques industrielles et le protectionnisme industriel pour y arriver. Mais aucun pays dans le monde, ni la Chine ni les USA, ne peut participer à cette course sans les autres pays qui doivent fournir les minerais utiles et permettre une production à l'échelle permettant d'accélérer les processus. Donc, même pour la concurrence technologique, ces pays n'auront pas seulement besoin d'alliances, mais également d'institutions internationales pour que tout bouge dans le bon sens. C'est la raison pour laquelle le nationalisme économique ne nous condamne pas à une guerre mondiale. Les choses peuvent nous amener à une nouvelle gouvernance mondiale. Jusqu'à présent, le libéralisme s'appuyait en grande partie sur le multilatéralisme. Est-ce que c'est encore vrai en 2024 ?

Avant de passer aux questions, je voudrais répondre ou commenter les présentations des deux premiers orateurs. Ils ont parlé de la globalisation, la mondialisation qui ne livre pas ses promesses. Moi, je dirais que la Chine est souvent critiquée justement sur le fait qu'elle vole des emplois aux autres pays, mais je voudrais vous dire la vérité. En Chine, le secteur manufacturier a connu un pic en 2012, puis ensuite il y a eu un déclin. On a perdu des emplois, plus de 2 millions par année dans le secteur manufacturier. Donc, si la Chine vole des emplois aux autres pays, alors qui vole les emplois de la Chine ? Ce sont les aliens ? Non, ce sont les robots. On utilise les progrès technologiques. On a une croissance économique très rapide, le gâteau est plus gros, mais les progrès technologiques ne profitent pas aux gens, aux personnes, aux citoyens. C'est la réponse que je voulais apporter au premier point.

Je voudrais parler maintenant de la mondialisation. Il y a des difficultés. Je voudrais vous présenter un cas intéressant, un exemple pour traiter de cette situation. À la fin des années 90, environ 30 ans, la Chine a commencé des négociations sur le libre-échange, mais jusqu'à ce jour, il n'y a aucun progrès qui a été réalisé dans ces négociations. On n'a accompli aucun progrès, mais il est très intéressant de noter que la Chine, le Japon et les États-Unis ont rejoint le RCEP, c'est-à-dire le partenariat régional qui a été initié par les pays asiatiques, 10 pays asiatiques. Très intéressant de cette façon, la Chine, la Corée et le Japon ont créé un accord de libre-échange. Mais pour les trois pays, pourquoi est-ce qu'on n'a pas trouvé d'accord ? Parce qu'on ne s'aime pas. Parfois, le Japon et la Chine ont des relations amicales, mais quelque chose arrive et puis il y a un conflit entre les Japonais et les Coréens. Donc, il y a toujours des conflits entre les trois pays. Mais lorsque les pays asiatiques ont initié l'idée, on a trouvé cela acceptable. Maintenant, si on laisse de côté l'opportunité, l'autre côté va prendre le relais. On est toujours en concurrence et on cherche à ce que tout le monde rejoigne le RCEP. Il est très intéressant pour moi de voir que les pays asiatiques, bien que ce soient des petits pays, lorsqu'ils sont unis, ils sont puissants et ils peuvent vraiment avoir voix au chapitre et aider à trouver des solutions entre le Japon, la Chine et la Corée.

On pourrait imaginer l'Union européenne comme une puissance neutre, comme les pays asiatiques, par exemple entre la Chine et l'Europe, la Chine et le Japon. L'Europe pourrait créer un équilibre entre la Chine et les États-Unis. La Chine voudrait coopérer avec l'Union européenne. C'est l'histoire avant la pandémie, le TTIP entre les États-Unis et l'Europe, et les accords entre l'Europe et la Chine. Je pense que seule l'Europe peut exercer son influence et faire en sorte qu'elle encourage la gouvernance internationale et multilatérale. C'est l'Europe qui a le rôle à jouer pour favoriser cela.

Est-il possible aujourd'hui de parler de gouvernance mondiale en termes d'économie, en tout cas en s'affranchissant de l'idée de souveraineté économique ? Je crois qu'on y a cru au moment de la chute du mur. Tout le monde se souvient de ce qui était prophétisé : la fin de l'histoire. Et finalement, la fin de l'histoire, est-ce que ce n'est pas une forme de gouvernement planétaire, peu importe son organisation ? Mais assez rapidement, nos espérances, nos illusions se sont trouvées dissipées par la réalité. Et pourtant, puisque je parle en français et non pas en anglais pour une raison évidente, c'est que si on veut qu'il y ait un gouvernement mondial, il faudra qu'il parle français.

Et pourtant, il y a des domaines dans lesquels un gouvernement mondial fonctionne. Je vais en identifier deux : un qui est très étalé dans l'histoire et un qui est extrêmement bref dans l'histoire. Je commence par le plus court pour ne pas lasser le public. C'est la rapidité avec laquelle nous avons réglé la question des CFC pour protéger la couche d'ozone. Tout le monde a été d'accord, tout le monde, et ça a été, à l'échelle de ce que sont ces phénomènes de climat et d'atmosphère, extrêmement rapide. Le deuxième domaine, qui lui est quasi millénaire, au moins pluriséculaire, c'est le droit maritime. Le droit maritime a été une matière qui s'est forgée empiriquement au cours des siècles et qui aboutit aujourd'hui à ce qu'il y a une règle en réalité qui s'applique sur tous les océans du monde.

À partir de ces deux notions, il y en a sans doute d'autres. Je pense par exemple à la convention de Varsovie en matière de transport aérien. À partir de ces deux exemples, qui encore une fois sont aux antipodes en termes de temporalité, qu'est-ce qu'on peut retenir ? Peut-être les ingrédients qui doivent être indispensables pour parvenir à une gouvernance mondiale. C'est, un, la nécessité. Sans nécessité, nous ne ferons jamais rien. Nécessité en urgence, c'est ça une nécessité. L'urgence en matière maritime n'était pas caractérisée, la nécessité oui. Et puis il y en a une deuxième, et ça rebondit sur les propos de notre ami : il ne faut pas qu'il y ait de perdant. Il ne faut pas qu'il y ait de perdant. S'il y a perdant-gagnant, le petit jeu très humain continuera à s'installer et on n'ira pas vers ce chemin d'une gouvernance mondiale.

Donc finalement, on peut se demander si, à part un grand sujet qui est devant nous, tous les autres sont véritablement éligibles à la gouvernance mondiale. Le grand sujet, chacun j'espère l'a compris, c'est le climat. Le climat, de toute façon, comme les CFC et la couche d'ozone, nous concerne tous. Et donc c'est peut-être le vecteur, le chemin pour arriver à cette fameuse gouvernance.

Et la réaction maintenant de Éric Fourel. Alors, la fragmentation, ce nationalisme montant, est-ce que tout ça signe la fin de la globalisation de l'économie telle qu'on a pu la connaître jusqu'à présent ?

Je crois que ça a déjà été dit. Effectivement, on est probablement à un moment charnière. Est-ce la fin de la globalisation ? Certainement pas. Au fond, on a vécu 70 ans depuis Bretton Woods, l'OMC, 70 ans effectivement d'une montée de cette mondialisation. Ce matin, Jean D'Ormesson nous disait peut-être qu'elle était excessive et en particulier, effectivement, Lars l'a rappelé à l'instant, elle a laissé un certain nombre de laissés-pour-compte, et en particulier ce que ce sociologue anglais David Goodhart appelait les "Somewheres", ceux qui, au fond, ont été incapables de répondre, de rebondir face à cette globalisation et qui sont restés ancrés dans des territoires qui se sont soudainement appauvris du fait de la désindustrialisation.

Donc oui, la mondialisation n'a pas été forcément heureuse pour tout le monde. Et aujourd'hui, on assiste à un basculement, une remise en cause forte de cette mondialisation, en particulier du fait de cette désindustrialisation qu'elle a occasionnée dans les pays occidentaux. Mais pas que. Les doutes sur la souveraineté sanitaire, la souveraineté énergétique dans la suite de la crise COVID, de la guerre en Ukraine, posent de grandes questions sur, au fond, est-ce que cette mondialisation est véritablement efficace ? Et puis là-dessus s'ajoute effectivement cette question absolument centrale du réchauffement climatique, où on voit bien que l'intégration des chaînes de valeur, un téléphone portable qui fait 17 voyages entre différents pays avant d'arriver dans les magasins où on peut les acheter, c'est probablement un facteur de réchauffement climatique, d'emballage plastique surabondant. Et donc la mondialisation est aussi probablement une des causes de la crise environnementale dans laquelle nous sommes.

J'ajouterai aussi un autre phénomène auquel on commence juste à prendre conscience en termes de risque de cette globalisation, qui est la donnée, la donnée personnelle, l'exploitation de nos données personnelles à travers l'intelligence artificielle. Si elles sont concentrées dans quelques mains, soit de grands opérateurs privés, soit de grands opérateurs publics, mais qui ne sont pas en tout cas en Europe, est-ce qu'on n'a pas demain un risque d'asservissement fort et de contrôle social sur nos comportements qui pose véritablement question ?

Donc la mondialisation a probablement atteint ses limites. Et donc le phénomène de fragmentation auquel on assiste est somme toute assez logique. Est-ce qu'il va entraîner la mort ? Est-ce qu'il y a un risque de guerre mondiale derrière cette fragmentation ? Je rejoins complètement Ngaire pour dire que non. Non, en réalité, la globalisation, malgré tout ce qui se passe, malgré l'OMC qui est en panne, la globalisation se porte très, très bien. Les exportations représentaient 25 % du PIB dans les années 70. Elles ont atteint plus de 60 % au moment de la crise financière en 2008. Elles sont restées autour de 60 %, un peu moins, un peu plus. Mais voilà, la globalisation est toujours là. Et on voit que le commerce international en 2022 a continué à croître, 2,5 % en volume, 10 % en valeur du fait des poussées inflationnistes. Donc la mondialisation continue à opérer. Et quelque part, malgré cette fragmentation, on peut se dire que c'est un filet de sécurité pour le monde. Parce qu'on l'a dit, on l'a entendu aussi ce matin, c'est Montesquieu, le doux commerce pacificateur. Et ça continue de fonctionner, pas de la même manière, pas avec une gouvernance aussi simple et effectivement avec des rivalités fortes entre États. Une Europe qui a enfin pris conscience qu'elle ne pouvait pas être le simple de la crèche et qu'il fallait qu'elle réagisse, en particulier par rapport à un certain nombre de dumping social ou environnemental à ses frontières. Le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières est une réponse très imparfaite à ce phénomène.

Je voudrais ajouter, si David encore 30 secondes, mais un point quand même que je voudrais dire à notre ami. De mon point de vue, non, l'Europe ne sera pas neutre. L'Europe sera engagée. Elle sera engagée pour ses valeurs. Elle sera engagée pour ses valeurs humanistes et dans sa façon de se réapproprier les instruments de la gouvernance économique mondiale de demain. Moi, j'en appelle à ce que l'Europe soit capable, et d'ailleurs c'est ce matin la députée qui nous disait le "Brussels effect" qu'on a vu en matière de RGPD. Eh bien oui, grâce aux instruments d'extraterritorialité, l'Europe peut imposer, parce qu'elle reste le plus grand continent qui réunit le plus grand nombre de consommateurs au monde. L'Europe peut imposer à travers sa régulation de nouvelles normes environnementales, de nouvelles normes éthiques. Et donc la régulation, la régulation n'est pas un problème pour l'Europe, c'est la solution pour la nouvelle gouvernance mondiale.

Thierry Derez, voulez-vous réagir ? Je vous donne 20 secondes. Les États-Unis ont créé la Réserve fédérale en 1913, 131 ans après leur création. L'Europe a créé la BCE 41 ans après sa création. Pourquoi ? Dans les deux cas, il s'agissait de faire face à une crise. Aux États-Unis, une crise monétaire et économique majeure, et en Europe, l'installation de l'euro. La nécessité, la nécessité, vous dis-je.

Alors, comme ces rencontres sont également les vôtres, je vais prendre des questions dans le public.

Est-ce que l'évolution démographique telle qu'on peut aujourd'hui la projeter avec des pays très développés dont les perspectives démographiques sont plutôt faibles alors que des pays beaucoup moins développés ont des perspectives démographiques fortes, cette évolution démographique donc disjointe crée-t-elle l'élément de nécessité que j'évoquais tout à l'heure et est-ce qu'on peut estimer qu'il n'y aura ni perdant ni gagnant ?

Je pense que oui, ça fait partie des éléments de nécessité. Nous ne pourrons pas ne pas en tenir compte, enfin nous ou nos successeurs ou nos descendants. Bon, maintenant tout l'art politique, et ça rejoint les remarques de tout à l'heure, l'art politique va être de faire qu'il n'y ait pas de perdant, pas de gagnant. C'est sans doute là la plus grande difficulté. Donc la nécessité, oui. Le fait qu'il n'y ait pas de perdant, pas de gagnant, est-ce que la nature humaine plaide pour un tel optimisme ? Ah bah, je sais pas. J'interroge la salle en ce moment, c'est la mode d'interroger...

Désolé, on n'a pas eu de réaction. Ma question, c'est que vous avez dit que la globalisation ce n'est pas mort. Ça va se poursuivre. Vous avez besoin de règles mondiales également, des règles qui incluent les valeurs chinoises également. Ce ne sont pas des valeurs de régulation. Je ne critique pas la Chine. En Europe, nous pensons que nous sommes le continent le plus ouvert au monde. Nous sommes très libres, très ouverts, quelquefois un peu plus que les États-Unis. Mais si la globalisation produit des perdants et des gagnants, ce qui sera le cas, nous avons une responsabilité en tant qu'élus de dire aux gens qu'il faut compenser les perdants pour les gagnants. Nous ne l'avons pas fait suffisamment. Si la globalisation a trop d'effets négatifs, ce n'est pas la seule raison. Donc bien sûr, les gens ensuite seront frustrés. Vous ne résolvez pas mon problème, vous résolvez un problème pour les élites de la mondialisation. Les gens vont gagner plus d'argent, ils vont faire plus de commerce, mais vous devez résoudre les problèmes du peuple. Sinon, ils vont voter pour des peuples non démocratiques. C'est également le cas dans mon pays. Donc nous devons prendre cela très au sérieux. Ce n'est pas un problème chinois uniquement. La Chine fait partie du jeu. C'est un problème européen ou un problème allemand. C'est-à-dire que nous devons montrer que toutes ces augmentations vont bénéficier aux personnes de tous les jours. Ce qui est important pour eux, c'est les emplois et les prix. Ça, c'est le premier point concernant la Chine.

Le deuxième point, il y a toujours une question pour savoir si la Chine respecte les règles, oui ou non. Je suis pro-chinois, je suis en faveur de la Chine, peut-être un peu trop pour les Allemands. Nous avons cette action anti-dumping contre les véhicules électriques chinois. C'est un grand problème. Bien sûr, la technologie chinoise est très bonne et on dit que c'est très innovant. Ils sont très forts, ils vont très bien réussir. Mais en même temps, ils subventionnent. En même temps, je pense qu'on a besoin d'avoir les mêmes règles pour tout le monde. C'est de cela dont on parle actuellement. Il y a beaucoup de gens en Europe qui veulent travailler avec la Chine, pas contre la Chine. Par exemple, au niveau du climat, les gens veulent travailler avec la Chine. On a besoin d'un changement au niveau des Chinois avec les subventions. L'innovation ne peut pas avoir l'un ou l'autre, on peut avoir les deux. J'espère que les négociations entre l'Europe et la Chine sur les véhicules électriques ne vont pas se terminer avec une guerre commerciale. Ce serait très mauvais pour le climat parce que les véhicules électriques sont très bons pour le climat. Je pense qu'on va, j'espère qu'on va trouver une solution qui va convenir à tout le monde.

Je veux juste dire que c'est un peu dangereux, un peu trop tentant pour les économistes de croire que la mondialisation va simplement se poursuivre. Là, on ignore des grandes puissances politiques et des forces politiques qui sont en train de changer les règles. Vous n'allez pas vous réveiller demain en pensant que c'était un mauvais rêve. Les règles changent maintenant. On utilise la technologie verte pour protéger le climat. Toutes les entreprises au monde se posent la question : pas où est-ce que je peux trouver cela au prix le moins cher, mais où est-ce que je vais pouvoir sécuriser mon offre pour les marchés où je veux vendre. Par exemple, les régimes de sanction créent un calcul tout à fait différent pour les pays émergents. Le techno-nationalisme, ces cinq forces sont en train de bouleverser le paradigme de la mondialisation. Ce qui est très inconfortable pour tous ceux qui ont une formation dans l'économie traditionnelle, puisque cela demande une marche très différente pour obtenir de la croissance et être compétitif dans l'économie d'aujourd'hui.

Docteur Chu, je veux répondre à mon ami. Pour ce qui concerne la Chine, je dois reconnaître que pour les gouvernements locaux, il y a effectivement des subventions en Chine. Mais pour le gouvernement central, il n'y a pas de subvention. Au niveau du gouvernement central, comme vous savez, j'ai participé dans beaucoup de discussions politiques. Pour le gouvernement central, très directement, ils ont dit aux gouverneurs locaux : vous ne devez pas subventionner les entreprises qui fabriquent les véhicules électriques. Mais pour les entreprises locales, ils ont leur propre logique. Peut-être vous pensez qu'en Chine, si quelqu'un dit quelque chose, tout le monde obéit. Mais ce n'est pas nécessairement le cas. Comme je sais, pour les gouvernements locaux, ils ont chacun leur propre logique puisqu'ils ont leurs propres dépenses et leurs propres revenus. Le revenu ne suffit pas toujours pour les dépenses et ils ont un déficit. Donc, ils doivent financer ce déficit avec le système bancaire pour obtenir des prêts, puisque l'émission des obligations est très limitée. Donc, ils doivent obtenir des crédits bancaires et les banques ont besoin de nantissement. Il y a plusieurs années, le nantissement était l'immobilier. Maintenant, puisque les valeurs ont baissé énormément, les gouvernements locaux doivent trouver une nouvelle façon de trouver du nantissement, c'est-à-dire les entreprises. Donc, pour faire cela, ils doivent subventionner. Je veux dire que le gouvernement central est très clair sur la situation en Chine et ils veulent trouver une solution. La solution consiste à trouver un meilleur équilibre entre les dépenses et les revenus entre le gouvernement central et les gouvernements locaux. C'est un des problématiques les plus importantes actuellement. Ce mois-ci, pour la troisième période de planification en Chine, je pense qu'on va pouvoir trouver une solution. Pour le gouvernement central, ils ont très envie d'ouvrir le marché aux autres pays. En Chine, on a appris deux choses. Nous savons que nous devons nous ouvrir. Il y a 200 ans, le pays était fermé par la dynastie Qing et nous nous sommes trouvés beaucoup en retard par rapport aux autres pays développés. C'est quelque chose que nous avons appris, une leçon très douloureuse pour la France. Une autre expérience, c'est que la Chine a commencé à mettre en place des réformes et a commencé à s'ouvrir depuis la fin des années 70 et nous avons profité de cette ouverture. Donc, je m'arrête là.

Qui avait une petite remarque à faire sur le sujet ? Oui, sur les règles qui vont changer, elles sont en train de changer. Mais sur la question des subventions, effectivement, il y a ce débat actuellement entre est-ce que la Chine a, au fond, joué avec les règles de l'OMC en accordant trop de subventions pour la recherche et le développement dans les véhicules électriques et les batteries ? Question ouverte. En réalité, les règles de l'OMC n'interdisent pas les subventions, en particulier sur le terrain de la recherche et du développement. Le crédit d'impôt recherche en France, c'est entre 5 et 7 milliards par an. Est-ce que c'est un facteur de distorsion du commerce international ? C'est une subvention. L'IRA aux États-Unis, ce sont des subventions. Tous les États pratiquent la subvention comme un outil pour encourager l'innovation et ce n'est pas forcément contraire aux règles de l'OMC.

Sur le terrain des automobiles, d'ailleurs, aujourd'hui, c'est vrai que la Chine a cru par 30 % ses capacités exportatrices en matière de véhicules. Sur les véhicules électriques, aujourd'hui, elle ne représente encore que 10 % des exportations d'automobiles. L'Europe, c'est 45 %. Donc, il y a encore une compétition qui est largement ouverte. Et évidemment, la rivalité, la compétition économique est là. Mais je dirais, le diable n'est pas forcément toujours celui qu'on désigne de façon spontanée.

Sur le besoin de faire évoluer les règles, je voudrais terminer par là, David, si vous permettez, mais c'est important. Le point tout à l'heure de Thierry sur la nécessité de trouver des terrains de coopération qui correspondent à de véritables nécessités, et en particulier le réchauffement climatique, la transition environnementale, c'est là le point clé. Et c'est sur ce terrain-là qu'on peut peut-être espérer trouver une nouvelle coopération, une nouvelle gouvernance économique internationale qui réponde à un besoin du bien commun. Et oui, les États sont capables d'y arriver quand ils sont face à une volonté qui relève du bien commun.

J'ai une question. On a discuté pour savoir si la gouvernance mondiale était encore possible au niveau économique. Je me demande quels doivent être les objectifs, trois objectifs d'une gouvernance économique efficace dans le monde actuel, de votre point de vue. Les trois points.

Qui veut répondre ? Lars : c'est une très bonne question. Je ne sais pas quel est le moyen le plus efficace, mais je pense que nous avons besoin d'un accord politique à ce niveau-là. Ce n'est pas une question d'idées intelligentes ou de groupes de travail ou d'autres qui font des propositions incroyables. Il s'agit plutôt de trouver un accord entre des centres d'intérêts différents. La Chine va jouer un rôle important. Est-ce que la Chine a envie de donner plus d'argent ? Ça, c'est une question au niveau des gouvernements, puisque la Chine devient une superpuissance. Ce n'est plus un pays en voie de développement. Ça, c'est un problème. Est-ce que nous voulons donner plus de droits à la Chine en ce qui concerne la prise de décision pour savoir où va l'argent et ce que devrait faire la Chine ? Et est-ce que nous sommes prêts à le faire ?

Ce qui vient d'être dit est très important. Nous croyons dans un monde, pour moi c'est très important, comme j'ai passé 10 ans dans le gouvernement lors du G7. Est-ce que nous pensons que le monde peut travailler ensemble ? Est-ce qu'on peut y croire au niveau du climat ? Est-ce que nous pouvons travailler ensemble ou est-ce que nous pensons que ce sera plutôt une question d'alliance avec notre démarche multipolaire, multilatérale ? L'Europe travaille plus avec les États-Unis et ensuite vous avez l'Inde, l'Arabie Saoudite, ce sont des pays très forts au niveau financier. Est-ce que nous nous divisons en plusieurs blocs ou est-ce que nous sommes capables de mettre en place des institutions mondiales économiques ? Moi, je suis multilatéraliste, j'aimerais bien garder cette gouvernance économique mondiale. Quelle est la position de l'Europe ? Ça, c'est une question intéressante. Est-ce que l'Europe est neutre ? Est-ce que la Chine veut que l'Europe soit neutre ? Est-ce que l'idée de la souveraineté d'Emmanuel Macron est une très bonne idée ? Parce que pour la Chine, c'est une très bonne idée, parce qu'ils ne veulent pas qu'on soit trop proche des États-Unis. Donc, la Chine veut qu'on fasse quelque chose. Nous devons y réfléchir en tant qu'Européens. Quelle est notre position ? Nous voulons plus de souveraineté, plus d'indépendance. Mes deux enfants habitent aux États-Unis, je suis à moitié américain. Bien sûr, l'Amérique, c'est notre allié naturel, mais les États-Unis mettent leurs propres intérêts tout d'abord avec Donald Trump. Donc, nous devons préserver une certaine indépendance par rapport aux États-Unis et nous devons mieux nous intégrer en Europe. Ça, c'est le débat qui a lieu actuellement. Je pense que l'Europe ne devrait pas s'aligner trop avec une partie. On doit travailler plus avec la Chine et avec l'Inde pour essayer de résoudre des problèmes mondiaux, que ce soit le climat et d'autres. Ce sont des problèmes mondiaux. Voici les deux choses importantes. Est-ce qu'on va diviser le monde en plusieurs blocs ? Où va le monde ? Où est-ce que l'Europe va se positionner ? Est-ce qu'on essaie de garder un petit peu l'ancien monde où on va tous travailler ensemble ? Je ne le sais pas.

Très bonne question. Trois choses donc. Vous avez demandé trois choses qui pourraient permettre d'avoir une gouvernance économique mondiale qui réussisse. Donc, ce qui est tentant et ce qui est nécessaire. Ce qui est très tentant, c'est de faire en sorte que les pays qui sont plus ou moins d'accord se mettent ensemble pour mettre en place des accords les plus globaux et utilisent leur puissance pour forcer les autres pays à être d'accord. Ça, c'est le modèle qui existe depuis longtemps. Donc, la nécessité, c'est l'inverse de cela. Donc, tout d'abord, des institutions dont veulent faire partie tous les pays, donc pas des pays qui sont d'accord qui forcent les autres. Deuxièmement, ce serait d'avoir des normes maximales, non pas minimales, qui seraient la chose la plus importante à faire. La troisième chose à faire, ce serait d'utiliser les institutions internationales pour faciliter cette coopération pour que cela ne soit pas forcé, obligatoire. Je pense que ce sont les trois qualités qui doivent être mises en place pour les institutions de l'avenir.

Je crois fermement dans la compétition, dans les marchés. Pour que la gouvernance mondiale soit plus efficace, on a besoin de concurrence. C'est pour cela qu'on a utilisé la AIIB avec plus de banques et plus d'options pour que plus de pays puissent participer. Donc, on sera en concurrence les uns avec les autres pour améliorer l'efficacité.

Question là-bas :

Oui, j'aurais une question. Là, on discute de la règle des échanges mondiaux, de la crise de la règle des échanges mondiaux. Mais est-ce qu'on pourrait imaginer que cette crise de la règle des échanges mondiaux finalement ait des impacts sur les échanges dans les régions du monde ? Et évidemment, je pense à l'Europe. La situation économique n'est pas très bonne. Politiquement, il y a une montée du nationalisme, il y a du protectionnisme. Mais pourquoi ne pourrait-on pas trouver en Allemagne que, finalement, les Italiens ou les Français font des choses qui déplaisent ? Et n'oublions pas qu'on a l'expérience du Brexit qui montre qu'à un moment quelconque, on peut dire "bah ça me plaît pas, je m'en vais". Donc tout ce que vous dites, comment on le décline chez nous ?

Thierry Dez :

Alors, comment on le décline chez nous ? En réalité, mon sentiment, c'est que c'est une question de volonté politique, donc populaire. Pendant des années, l'Europe a été présentée comme la cause de toute une série de difficultés et d'échecs. Tout ce qui était bien, et ce n'est pas seulement en France, hein, je me suis renseigné, pas seulement en France, tout ce qui était bien était le fait des hommes politiques locaux, allemands, italiens, espagnols, français. Tout ce qui n'allait pas, tout ce qui gênait, tout ce qui était contrainte venait de l'Europe. Les gens ont fini par l'entendre, les gens ont fini par le percevoir, l'entendre et pour certains jusqu'à le croire. Il me semble qu'il faut faire le chemin dans l'autre sens et être beaucoup plus affirmatif sur ce que l'Europe peut nous apporter.

Maintenant, il me reste 30 secondes. Peut-être faudrait-il aussi que l'Europe accepte de jouer un autre rôle que celui qu'elle occupe actuellement. Pour caricaturer, pour simplifier, les États-Unis inventent, la Chine fabrique, l'Europe réglemente. Est-ce qu'on peut bâtir notre prospérité sur la seule réglementation ? Pour ma part, je réponds non.

Eric Fourel : heureusement, le cadre européen aujourd'hui est d'une telle densité qu'il ne peut pas être défait. On voit bien aujourd'hui que nos amis britanniques regrettent tout de même ce Brexit qui leur a causé finalement une régression sur quatre ans maintenant en termes économiques, qui est assez évidente. Mais il reste bien sûr beaucoup de terrains de compétition à l'intérieur de l'Europe, notamment sur celui du prix de l'énergie. On en a beaucoup entendu parler pendant cette campagne électorale. C'est un des débats : est-ce que les pays peuvent pratiquer un prix de l'énergie qui correspond à leur prix de revient propre ou est-ce qu'on doit être sur une certaine harmonie à l'intérieur de l'Europe ? Donc il y a des débats, il y aura toujours des débats sur le niveau de liberté à l'intérieur de l'Europe, de compétition économique entre les pays, et c'est tant mieux.

Moi, je voudrais juste revenir une seconde sur, au fond, les trois choses qu'il conviendrait peut-être d'espérer pouvoir faire au niveau de la gouvernance économique mondiale. Un, redonner un nouveau projet à la gouvernance économique mondiale, et c'est sur le terrain du climat qu'on peut y arriver. Il faut essayer de graduer les barrières tarifaires de telle manière à ce qu'elles répondent à une obligation de transformation climatique. Les ressources financières qui seraient tirées, et ça a été l'idée en fait de William Nordhaus avec les clubs climat, le prix Nobel d'économie, si on arrive à tirer de ces barrières tarifaires des ressources nouvelles, il faudrait les mettre au service du financement de la décarbonation des pays en voie de développement. Parce que c'est eux qui auront les plus gros soucis de maintenir une compétition économique tout en étant dans une ère de la décarbonation. Donc c'est ça les deux gros enjeux à mon sens de la gouvernance économique de demain : répondre aux enjeux du climat avant 2050, faire en sorte qu'il y ait les sources de financement pour que les pays en voie de développement puissent suivre la pente de la décarbonation. Et j'en ajouterai un troisième : laisser malgré tout de la liberté aux peuplex en matière économique pour qu'ils puissent exprimer leur ras-le-bol de temps en temps et faire en sorte que les règles ne soient pas seulement faites pour les "anywheres" et que quelque part on repense aussi un peu aux "somewheres" en leur donnant des gages sur la moindre précarité à laquelle nous avons tous envie de pouvoir prétendre.

Merci beaucoup.

Je vais donner la parole à Ngaire Wood qui m'a promis en signe qu'elle allait faire court.

Juste une chose, je pense que la plupart des personnes dans cet auditoire pensent que le climat est un problème urgent qui doit être résolu. Mais nous avons un énorme problème : une grande partie des populations européennes et américaines pensent que l'action sur le climat est un luxe. Ils ne veulent pas rejoindre le mouvement pour changer le climat sauf si les besoins les plus basiques sont remplis, c'est-à-dire les problèmes de précarité, de logement, de revenus. On ne peut pas croire que le climat va nous permettre de trouver une solution à nos problèmes. Nous devons d'abord résoudre les autres problèmes plus fondamentaux pour que les gens comprennent que le climat est le problème le plus urgent.

Je suis d'accord. Je pense que c'est quand même une idée intéressante de réfléchir sur un projet, mais je pense que le climat est effectivement un problème complexe. Cela revient à ce que je disais tout à l'heure. Nous avons une COP cette année. Une COP, c'est un peu comme la gouvernance économique mondiale, comme l'Accord de Paris. Le premier problème pour la COP, c'est le financement, l'argent pour le reste du monde. Tout d'abord, les gens doivent être motivés, et c'est vrai, vous avez raison. Deuxièmement, est-ce que nous avons cette volonté ? Eux, ils pensent que nous utilisons deux poids deux mesure. Nous émettons du CO2, c'est cumulatif, nous sommes responsables pour cela. L'Occident, les riches sont responsables du changement climatique. Est-ce que nous sommes prêts à donner l'argent à ces pays pour résoudre les impacts ? Ça, c'est une question très importante. Cela doit réussir pour que le monde puisse progresser.

Je partage avec vous nos études sur le changement climatique. Nous avons conclu que la Chine et les États-Unis, et les tensions politiques, et ces émissions de carbone, pourraient être de 450 millions de tonnes. Nous allons publier cela en chinois tout d'abord, et ensuite en anglais.

Merci infiniment d'avoir été avec nous et à vous tous, je vous souhaite de bonnes rencontres.

Bonjour à toutes, bonjour à tous, bienvenue et merci de nous avoir rejoints pour cette controverse dédiée à l'éducation. L'éducation en France : est-il possible d'enrayer le déclin ? C'est le sujet qui va nous occuper pendant 30 minutes. Nous sommes ravis de vous retrouver.

Je me présente, je suis Sébastien Georges, rédacteur en chef de l'Est Républicain, du Républicain Lorrain, de Vosges Matin et coordinateur des rédactions du groupe Ebra, premier groupe de presse français sur la façade Est de la France.

Nous allons parler du déclin de l'éducation, un sujet fondamental. L'éducation n'a pas trop fait l'actualité ces derniers jours, malheureusement, ou alors par des punchlines. Pourtant, le sujet est extrêmement important. Aujourd'hui, on constate que la France se positionne difficilement et de plus en plus difficilement dans les classements, ce qui a un impact sur la productivité et le monde économique. Avec notamment le classement PISA, nous sommes en difficulté. Pourtant, ce n'est pas inéluctable. La France compte des talents, des hommes, des femmes, des belles entreprises, des pépites mondiales. Nos invités incarnent ces deux aspects.

L'idée est donc de relier les mondes, de relier davantage l'éducation et le monde économique. Pour en parler, nous retrouvons Monsieur David Dupont Noël, directeur général de Deloitte, cabinet d'audit et de conseil extrêmement connu qui compte plus de 6000 collaborateurs en France. Il y a fait toute sa carrière depuis 1992, il y est entré, puis il a été associé en 2001 et membre du comité exécutif depuis 2019, où il s'occupe particulièrement de l'audit et de l'assurance.

À ma droite, au milieu de notre échange, Pascal Morand, président exécutif de la Fédération de la haute couture et de la mode. Il est professeur émérite et ancien directeur général de l'ESCP, une des principales écoles de commerce françaises, et auteur de livres et de publications. Concrètement, il organise notamment les Fashion Week avec les principales industries de la mode.

L'idée est que chacun nous donne dans un premier temps son regard sur la problématique. Monsieur Dupont Noël, comment abordez-vous cette question du déclin de l'éducation en France ?

David Dupont Noël :
D'abord, je tiens à vous remercier de nous faire participer sur ce thème dont je vais essayer de vous convaincre de l'importance au-delà du simple défi éducatif, de l'importance nationale de ce sujet. Vous l'avez évoqué, les classements ne sont pas favorables aujourd'hui. La France, 6e ou 7e puissance mondiale, est 25e ou 26e en mathématiques et 29e en sciences selon le dernier classement PISA. C'est vrai un peu dans toute l'Europe, à l'exception de la Suisse, de l'Irlande et de l'Allemagne. Les journées de défense nationale montrent que 10 % des jeunes en France ne savent pas lire, et 20 % ont des difficultés à lire. Une étude du ministère de l'Éducation nationale entre 1987 et 2017 montre que seul 1 % des élèves d'aujourd'hui seraient parmi les 10 % d'avant. On voit bien qu'on a un problème.

Cependant, on est aussi capable du meilleur en France. On a des médailles Fields, des universités et des écoles renommées, des chercheurs à l'origine de nombreuses innovations. On se demande comment on a un tel constat. Est-ce qu'on a un système éducatif à deux vitesses, avec une partie élitiste et une partie plus large qui souffre ? Ou est-ce que ces éléments positifs sont le fruit d'une politique passée désormais révolue qu'on ne sera pas en capacité de maintenir ?

C'est un enjeu de compétitivité économique, de dépendance et de souveraineté pour nous au niveau national et international. Un enseignement qui n'arrive pas à être pluriel pour tous, avec un niveau standard moyen réduit, affecte l'employabilité de ceux qui sortent de l'école. Chez Deloitte, nous sommes aussi une école d'apprendre à apprendre, et nous constatons des inégalités sociales de plus en plus marquées. 80 % des places dans les grandes écoles sont trustées par des enfants d'une catégorie socio-professionnelle qui représente moins de 20 % de la population, ce qui risque de causer une fracture sociale et une poussée des extrêmes. Cela nécessite une réponse nationale intégrant les pouvoirs publics et les entreprises.

Pascal Morand :
Je souscris complètement à ce que dit David. Pour démarrer, je vais faire un bref commentaire sur le prébac. Il y a un énorme problème dans l'éducation française. Nous avons réussi la massification avec 12 millions d'élèves dans l'enseignement primaire et secondaire, et 1 million de personnels. Mais il y a un gros enjeu de personnalisation, d'adaptation et de personnalisation qui requiert des moyens. Les classements permettent de se mesurer, c'est essentiel. On parle beaucoup de PISA, mais il faut faire attention au syndrome du lampadaire. PISA porte sur un ensemble restreint de compétences : culture scientifique, culture mathématique et compréhension d'écrit. C'est très important, mais il faut aussi revenir aux doctrines de l'enseignement.

La doctrine française a été conçue dans le discours de Condorcet au Parlement en 1792. L'école de la République doit permettre à chacun d'exercer les fonctions sociales auxquelles il va être appelé et de réaliser les talents dont la nature l'a doté. Prenons l'exemple de l'Italie : l'histoire de l'art est obligatoire dans l'enseignement secondaire italien. Cela a un impact sur l'industrie de la mode et du design, qui est très exportatrice. Au Danemark, la philosophie de l'éducation a été conçue par le philosophe Grundtvig, avec une dimension religieuse compatible avec les Lumières. L'école doit donner confiance, favoriser la créativité et le sens de la communauté. Il y a beaucoup de débats sur PISA au Danemark, car certains pensent que cela dénature le sens du collectif, de l'apprentissage et de la créativité.

Je suis absolument d'accord avec ce qui a été dit, mais il faut avoir une vision globale des choses. Nous reparlerons de l'enseignement supérieur.

David :
Je voulais juste réagir à ce que vous disiez. J'entends sur la partie créativité, sensitive quelque part, de l'apprentissage. Le seul sujet qu'on a aujourd'hui comme déficit, c'est qu'au niveau de la capacité d'abstraction, de synthèse, d'analyse, on s'affaiblit. Et dans un monde où on voit le développement de l'intelligence artificielle, des médias, la capacité à faire le tri, à analyser, à challenger ce qui nous est donné ou à innover pour la transition énergétique, pour d'autres causes, si on n'a pas ces capacités d'abstraction, de synthèse, d'analyse, on sera pénalisé. Et aujourd'hui, d'ores et déjà, la tech, l'univers de la tech, la France est en train de passer complètement à côté. Alors on a quelques flagship avec le Cloud, là récemment avec Arthur Mensch qui brouille quelque part l'image parce que la tech, c'est chinois, c'est américain, c'est israélien.

Pascal :
Mais est-ce que ce n'est pas aussi le fait que ces entreprises-là viennent aussi chercher les bons étudiants ou les bons en France parce qu'ils arrivent à les séduire et finalement on a une fuite des cerveaux ?

David :
Par rapport à ce que vous dites, c'est même pire que ça. Les bons étudiants vont chercher des compléments de formation ailleurs et donc ils sont recrutés. Les bons étudiants vont au MIT pour la science à Boston et après ils sont récupérés par Meta ou Google localement et ils travailleront, ils contribueront pour ces entreprises. Donc on a un vrai sujet ici d'arriver à être compétitif sur ces domaines-là.

Pascal :
Je suis d'accord bien sûr avec tout ça. Et là, ça fait le lien aussi avec l'enseignement supérieur, avec le fait qu'il y a, nonobstant des brillants esprits français qui sont nombreux d'ailleurs, en Californie. Mais sur le constat de la carence européenne en matière de tech, y compris en comparant aux États-Unis ou à la Chine, c'est une chose certaine. Et par rapport à ça, pour toute cette dimension, elle requiert aussi une culture scientifique. Tout ça est mathématique, tout ça constitue un tout. Je voudrais dire trois choses, si vous me permettez, Sébastien, sur la question de l'enseignement supérieur. Trois aspects qui, encore une fois, ne sont pas contradictoires.

Le premier porte sur la question de l'université. Quel est, à mon sens, le principal problème ? Le problème, c'est que dans l'enseignement supérieur, et ce n'est pas le cas des grandes écoles, et je ne dis pas que les grandes écoles c'est mieux que l'université, ce sont des débats qui ne veulent rien dire. Le point, c'est que pour apprendre, pour comprendre et pour optimiser le système, notamment dans ces disciplines-là, il faut qu'il y ait plusieurs compétences. Il faut qu'il y ait des compétences de recherche et professorales, il faut qu'il y ait des compétences d'ingénierie pédagogique, parce que diriger des programmes, concevoir des programmes, ce n'est pas la même chose que d'être un excellent professeur et d'être un excellent chercheur. Évidemment, il y a des personnes qui cumulent, et heureusement pour les étudiants, mais ce n'est pas une chose si évidente. Et le troisième point, c'est l'accompagnement des étudiants, le coaching, l'accompagnement des étudiants. Alors, on pourra dire l'accompagnement par rapport à la vie et l'apprentissage d'autonomie, et par rapport à la vie professionnelle, jusqu'aux relations entreprises et carrières, etc. Tout cet aspect-là fait souvent défaut. Donc là, où il y a un lien avec ce que vous dites, c'est que dans les écoles, il y a moins de déficit de ces compétences. Il faudrait tout faire pour que dans les universités, au-delà des professeurs sur lesquels tout cela repose, ces compétences soient développées pour accompagner un plus grand nombre d'étudiants. Parce qu'il y a la sélection par le découragement, elle est absolument massive, elle est trop importante. Il y a ce besoin d'accompagnement et il y a ce besoin d'ingénierie pédagogique, au-delà de faire des bi-licences et des tri-licences, etc.

Le deuxième point, c'est sur la question de la recherche. Il y a eu là aussi un syndrome du lampadaire. Nous avons tous été partie prenante, moi en particulier, comme beaucoup d'autres, parce qu'il faut aller vers la recherche, parce que la recherche est extrêmement importante. Mais il faut garder à l'esprit que l'idée de la focalisation sur la recherche, l'impératif de recherche est nécessaire, mais la focalisation fait l'hypothèse qu'on se situe dans un modèle linéaire de l'innovation. Bien sûr, il faut qu'il y ait beaucoup de recherche scientifique, c'est fondamental au sens essentiel. Mais les interactions qu'il y a entre l'innovation et la recherche, et on retombe sur des caractéristiques européennes, notamment françaises, donc américaines, sont maintenant chinoises, donnent mieux un modèle dont il a été démontré que c'est un modèle interactif.

Et puis, peut-être pendant que j'y suis, je m'arrêterai là, commenter sur la question du lien avec les entreprises, souvent dénoncé. Le lien avec une entreprise est complètement fondamental. Mais pour moi, il y a une fiction, il y a un mythe. C'est un mythe qui est le débat, la question de savoir s'il faut répondre aux besoins des entreprises. Alors, ceux qui disent qu'il faut répondre aux besoins des entreprises, et d'autres qui disent non, il ne faut pas répondre aux besoins des entreprises parce qu'on tombe dans un moule post-capitaliste, etc. Mais ça fait l'hypothèse que les entreprises sont en mesure de déterminer leurs besoins, parce que c'est évident, c'est comme le consommateur et ses besoins. Il y a un mythe derrière tout ça. C'est par qui ? Par les branches professionnelles ? J'en gère une, donc je sais très bien ce qu'il en est, mais on sait très bien aussi qu'il y a un caractère un peu désuet dans tout ça. Est-ce que c'est par les DRH ? Oui, qui remplissent effectivement le besoin de subvenir à des besoins. Alors, on sait qu'il y a des besoins d'emplois qualifiés dans tel et tel domaine au niveau macro, on sait qu'il y a des besoins de vendeurs, on sait qu'il y a des besoins dans l'hôtellerie et la restauration. Mais on sait aussi que des dirigeants d'entreprise veulent des gens, ils ont besoin de personnes et de talents, notamment dans les domaines qu'on évoque, et qui leur apportent des solutions, et qui ont aussi des soft skills. Les soft skills, ça ne s'apprend pas comme ça, et qui sont à la fois le plus brillant avec la parabole des talents, parce qu'il y a aussi tous les arts mécaniques, comme on disait, les arts appliqués, etc. Et donc là aussi, il faut dépasser ce clivage. Mais je m'arrête là parce que j'avais dit que j'annoncerai mes trois points, ce que je viens de faire.


Est-ce que sur cette dernière partie, vous êtes en adéquation sur le fait que les entreprises ne peuvent pas émettre leurs besoins ?

Pascal :
Je n'ai pas dit ça. J'ai dit que des dirigeants d'entreprises, d'abord pour nombre d'idées, sont confrontés à des enjeux d'innovation permanents, et que les talents qu'ils recrutent ont vocation à contribuer de façon optimale aux innovations auxquelles les dirigeants d'entreprise et les personnes qui les entourent aspirent profondément. Et que plus on va vers des niveaux élevés, plus la contribution peut être élevée.

David :
Je suis assez d'accord avec vous. Je pense que dans cette problématique qui est nationale, encore une fois, les entreprises doivent contribuer fortement à cela, parce que je crois fondamentalement en l'entreprise apprenante. Alors, ça veut dire quoi pour moi ? Ça veut dire que déjà sur la formation continue, il doit y avoir des efforts qui sont faits colossaux. Aujourd'hui, quelque chose qui a été très bien mais qui a été complètement détourné, c'est le crédit personnel de formation. Ça s'est transformé en "je vais passer mon permis de conduire", je ne sais pas où, etc., pour une grande partie. Mais quelque part, avoir quelque chose de beaucoup plus incitatif sur le pourcentage alloué à la formation continue est à mon avis capital. Et ça, on peut le faire avec les grandes entreprises. Toutes les entreprises n'ont pas la capacité de le faire. On peut faire une sorte de niveau sectoriel, on peut organiser des filières avec une contribution obligatoire, sortir de la taxe d'apprentissage où on passe, on donne des fonds à des écoles en fonction du background des uns et des autres, et vraiment se focaliser sur les objectifs. Nous, chez Deloitte, on a créé une université d'entreprise. C'est 5 % du temps des individus qui sont consacrés à la formation continue. Donc, il faut vraiment aller là-dedans.

Le deuxième élément, parce que l'autre élément, c'est toutes ces formations, vous l'avez évoqué, est-ce que c'est pour que les entreprises puissent puiser les ressources dont elles ont besoin avec la formation dont elles ont besoin ? C'est tout ce qui tourne autour de l'apprentissage. Aujourd'hui, j'entends une remise en cause des aides, et là, quelles que soient les entreprises associées à l'apprentissage qui avaient été accélérées lors du COVID, non, ça, il faut maintenir et soutenir cette filière-là. L'entreprise apprenante, si on veut que les entreprises contribuent à cette cause nationale, et je voudrais développer cette thèse de la cause nationale, on ne peut pas les écarter et dire non, non, c'est qu'un problème éducatif et de l'éducation nationale.

David :
Alors justement, cette formation, il y a aussi des entreprises aujourd'hui qui créent leur propre centre de formation CFA, mais ce n'est pas donné à toutes les entreprises. Il faut une certaine taille et donc on a aussi cette problématique aujourd'hui d'élargir et de faire en sorte qu'il n'y ait pas que des bacs +5, des managers ou des ingénieurs. Les entreprises ont aussi besoin de techniciens. Comment voyez-vous cela ? Vous avez envie d'en parler, comment le gérez-vous ?

Pascal :
C'est effectivement un travail permanent à entreprendre. Dans la mode, ce que nous avons fait, c'est que nous nous sommes dit collectivement, les groupes, les grandes marques, les groupes et tout l'écosystème de la mode, que nous allions vraiment forger et doter autant que possible en compétences et en ambition un champion national avec l'Institut Français de la Mode. Ce que nous avons fait, et je ne dis pas cela pour faire de la publicité, mais parce que c'est pertinent, c'est de créer un ensemble de programmes qui vont du CAP au doctorat. Il y a un besoin de modélisme, mais ce n'est pas seulement du modélisme en soi. Il faut voir comment les métiers évoluent avec le digital, comment l'intelligence de la main se marie avec les nouvelles technologies. Cela requiert beaucoup de coopération, notamment dans les territoires, pour éviter l'isolement des écoles ou des universités, et avec les entreprises et le monde associatif. L'accès à l'éducation est parfois plus compliqué dans les territoires ruraux, et il faut surmonter les obstacles financiers.

David, vous voulez en faire une cause nationale, mais les solutions impliquent aussi les entreprises. Comment voyez-vous cela ?
J'ai évoqué la contribution des entreprises et comment nous devons les inciter davantage à contribuer. Je voudrais revenir sur le rôle de l'État. Cette responsabilité est collective, c'est un enjeu économique majeur, culturel et de souveraineté. Aujourd'hui, l'éducation nationale arrive en 8 ou 9e position dans les sondages en France, derrière l'emploi, l'inflation, la sécurité, l'immigration, etc. Ce n'est pas ainsi que nous allons inverser les courbes. En Allemagne, il y a une vingtaine d'années, ils étaient dans une situation similaire et ont réussi à se fédérer pour créer des moyens et un incentive fort pour résorber cette situation. Il faut que nous y parvenions aussi. C'est un enjeu de cohésion nationale, de limitation des fractures sociales et des poussées extrêmes. Si l'éducation ne retrouve pas ce moteur de confiance en l'avenir, nous aurons perdu quelque chose. Aujourd'hui, nous opposons le privé et le public. Faisons-les travailler ensemble, donnons de la flexibilité aux fonctionnaires de l'éducation nationale pour aller partager dans le privé, importer et exporter des bonnes méthodes. Il faut beaucoup plus de perméabilité entre ces deux mondes et avec l'enseignement des formations. Pourquoi ne pas aller plus loin en disant que vous vous occupez de cela, et vous de cela ? Il y a un appétit de nombreux fonds de private equity pour investir dans les établissements et les écoles privées, car les parents ont perdu confiance dans l'éducation publique et se tournent vers le privé.

Pascal :
Pour rebondir sur la question de la perméabilité, elle est fondamentale. Si nous devions retenir trois mots, ce serait transversalité, diversité et confiance. L'innovation se nourrit de transversalité et de diversité. Sinon, nous sommes dans des silos, ce qui n'est pas optimal collectivement. L'innovation nécessite de la transversalité et de la diversité. La confiance dans le système, des acteurs du système, des professeurs en eux-mêmes et en ce qu'ils font est cruciale. Le COVID a été un catalyseur de la dégradation de la confiance. Il faut cultiver les innovations pédagogiques, encourager et accompagner les jeunes. Aujourd'hui, il y a un déficit énorme de confiance chez les jeunes, avec des états de dépression, de mal-être fréquents. Quel que soit le savoir inculqué, il faut cultiver les émotions positives et productives, et traiter le manque de confiance. Le principal problème de la jeunesse aujourd'hui est un problème général de confiance.

David :
Il nous reste 15 secondes. Dernier mot peut-être ? Je voudrais insister sur le fait qu'il est crucial de faire de l'éducation une Grande cause nationale pour éviter d'accentuer la fracture sociale et renforcer l'employabilité. Il est fondamental que tous nos jeunes trouvent leur place dans la société pour éviter un crash. Merci à vous pour cette discussion enrichissante et merci à tous ceux qui nous ont écoutés.

Retrouvez la suite des retranscriptions de cette conférence sur You Tube.






 

Les 5 et 6 juillet, 380 personnalités de haut niveau et de tous horizons se sont réunies à l’occasion des Rencontres Economiques d’Aix-en-Provence 2024, rendez-vous annuel et international autour des grands enjeux économiques, politiques et sociaux. 70 débats interactifs ont été organisés sur la thématique « Relier les mondes », autour de sujets variés tels que l’intelligence artificielle, l’équilibre des relations Nord-Sud, le changement climatique ou encore l’art.

Covéa, partenaire de l’événement depuis plusieurs années, y a pris part de manière active avec la participation vendredi 5 juillet de Thierry Derez, Directeur Général du Groupe, à la table ronde « Une gouvernance économique mondiale est-elle encore possible ? », animée par le journaliste David Delos. D’autres personnalités sont intervenues à ses côtés : Eric Fourel, Président de EY France, Lars-Hendrick Röller, Fondateur et Président du Dialogue mondial de Berlin, Ngaire Woods, Professeur de gouvernance économique mondiale à l’université d’Oxford et doyen fondateur de la Blavatnik School of Government et Qiyuan Xu, Directeur adjoint de la Chinese Academy of Social Sciences.

Au cours de ce débat, les intervenants ont apporté leur éclairage sur la question de la reconfiguration de la gouvernance économique mondiale face aux défis actuels et la redéfinition des rapports de pouvoir entre les Nations.

Pour Thierry Derez : « Il y a des domaines dans lesquels une gouvernance mondiale fonctionne. On peut retenir peut-être que les ingrédients qui doivent être indispensables pour parvenir à cette gouvernance sont la nécessité, car sans nécessité nous ne ferons jamais rien ; et le deuxième est qu’il ne faut pas qu’il y ait de perdant. »

« Le grand sujet devant nous qui est éligible à une gouvernance mondiale c’est le climat, car il nous concerne tous et est donc peut-être le vecteur, le chemin, pour arriver à cette fameuse gouvernance. »

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